
Madame Dumont - Écorce

La lumière du matin offrait des reflets étranges sur les murs.
Madame Dumont est déjà réveillée. Le sommeil trop léger depuis plusieurs mois, peut-être même depuis plusieurs années.
Elle écoute les bruits, le couloir qui semble respirer.
Elle ouvre le tiroir. Le carnet est toujours là. La valise est prête.
Elle jette un œil à la fenêtre. Quelques oiseaux picorent la terre.
— C’est enfin aujourd’hui, songe-t-elle tout haut.
Et se souvient de toute l’histoire.
La voiture s’arrêta devant un portail en fer forgé au style vintage.
Un simple panneau de bois indiquait le lieu. Les lettres de l’institut semblaient être pyrogravées.
Madame Dumont resta immobile, lut le nom : L’Écorce.
Voilà une drôle d’appellation.
Elle enfila ses lunettes de soleil, ajusta son chapeau défraîchi, et observa l’ensemble du bâtiment.
Une grande bâtisse en pierre, les volets métalliques peints en bleu.
Les veines du lieu portaient encore les traces du temps, comme une peau fière de ces rides.
L’analogie lui plut.
Qu’allait-elle découvrir derrière ces frontières silencieuses ?
Elle se souvint du slogan du site Internet : « Vieillir en toute sérénité. »
Elle n’aimait pas cette phrase.
Elle détestait les phrases qui prétendaient savoir ce que « vieillir sereinement » signifiait.
Elle avait enseigné toute sa vie.
Elle possédait cette certitude amère que les mots pouvaient trahir et qu’ils pouvaient être un incroyable outil de dissimulation.
Elle préférait observer, scruter les expressions et les gestes, tous ces indices qui trahissaient bien plus fidèlement la vérité que n’importe quel discours.
Elle interprétait les silences.
Le conducteur descendit, déverrouilla le coffre, en sortit la valise à roulettes, dans laquelle se trouvait bien dissimulé sous une pile de chemises de nuit, un carnet bleu.
Des notes. Des dates. Des noms. Des citations.
Et une photo : Léon, souriant, devant la tour Eiffel.
Elle remercia le chauffeur d’un rapide signe de tête.
Elle ne souriait plus par convenance depuis longtemps.
Le portail s’ouvrit dans un murmure mécanique.
Un petit chemin de gravier serpentait entre les arbres jusqu’à l’entrée.
Des buissons taillés en boule, un parterre de lavande, des bancs en bois, vides, une fontaine sans eau. Tout semblait propre, paisible, trop bien ordonné, tel un décor figé avant le lever du rideau.
Elle marcha lentement. Chaque pas pesant plus que le précédent.
Ce n’était pas l’âge qui alourdissait ses pas, mais ce que représentait ce lieu.
Une fin. Ou un début qu’elle n’avait pas choisi.
Dans le hall, une jeune femme l’accueillit avec un sourire professionnel.
— Bonjour Madame Dumont. Bienvenue à Écorce. Vous avez fait bon voyage ?
— Suffisant.
— Parfait. Je vous remets les clefs de votre chambre et un petit fascicule. Vous y trouverez nos différentes animations proposées, les heures de repas, et d’autres indications utiles. Vous êtes en chambre 217, au deuxième étage. Vue sur le jardin.
Madame Dumont prit les objets sans un mot. Le badge, un bristol plastifié, avec son nom écrit à l’encre verte.
Même une étiquette sur bocal pourrait paraître plus distinguée !
Les parois étaient tapissées de clichés de résidents rayonnants, jouant au loto, peignant des aquarelles.
Combien de ces expressions étaient encore vivantes ? Elle détourna le regard.
Elle avait vu trop de traits figés dans des sourires fabriqués. Des images, des selfies, des vidéos.
Derrière cette vitrine numérique, elle savait qu’il y avait des silences, de la douleur.
Ces regards illuminés, l’espace d’un instant, pour s’oublier, pour les contempler plus tard et se demander : « Était-ce cela, le bonheur ? »
Tous ces portraits figés, cherchaient-ils à capturer l’éternité ?
Ou simplement à prouver qu’ils avaient été là, qu’ils avaient compté, un jour.
Une simple empreinte de leur passage dans cette vie.
Elle entra dans la chambre, ces réflexions en tête.
La pièce était propre.
Un léger parfum de lavande flottait dans l’air.
L’ameublement était précaire, sans âme. Un lit, une penderie, une table qui faisait office de bureau, un chevet à tiroir, une lampe avec un abat-jour marron à pompon, et une chaise bridge.
Elle se demanda si le mobilier ne provenait pas de chez Emmaüs.
Elle posa sa valise. S’assit sur le lit. Regarda autour d’elle.
Le silence était épais. Pas un bruit dans le couloir. Pas un rire. Pas une voix.
Elle ouvrit le livret d’accueil. Des règles. Des horaires. Et encore des sourires imprimés.
Elle le referma.
Le glissa dans le tiroir. Puis elle sortit de la valise le petit carnet de cuir bleu. Son carnet.
Celui qu’elle gardait depuis des années. Celui où elle écrivait ce qu’elle ne disait plus.
Celui qu’elle avait commencé après avoir lu une lettre d’un ancien élève, une lettre à laquelle, elle n’avait jamais osé répondre.
Elle consigna :
« Arrivée à Écorce. Trop de silence. Trop de sourires. Je vais devoir écouter autrement. »
Elle enfila ses écouteurs, alluma son walkman, et se laissa bercer par les notes fragiles de Françoise Hardy.
« Mon amie la rose » vibrait en elle, comme un souffle d’antan.
Le soir, elle descendit au réfectoire.
Des rangées de plateaux dressés sur des nappes aux couleurs sombres.
Des résidents installés, certains emportés dans un monologue à voix basse, d’autres figés dans un mutisme sans fond.
Elle prit place à un coin inoccupé, face à une chaise vide. Une aide-soignante vint lui apporter son plateau.
— Potage de légumes, poisson-vapeur, compote de pommes. Vous verrez, on mange bien ici.
Madame Dumont regarda son assiette.
Le poisson semblait avoir renoncé à toute forme de saveur. Elle piqua la forme flasque du bout de sa fourchette.
Elle goûta le potage.
De l’eau tiède avec un léger souvenir de légumes. La compote était à la hauteur du menu.
Une purée vaguement fruitée, comme si la pomme elle-même avait oublié qu’elle venait d’un arbre. « On mange bien ici » lui avait dit cette charmante aide-soignante.
Tout était fade, artificiel. Aucun produit frais. Un repas prévu pour éviter toute altercation avec les dentiers.
Dépitée par ce festin d’abstinence, elle se remit à scruter les âmes figées autour d’elle.
Les visages détonnaient avec les photos dans l’ascenseur. Quelle était leur histoire ?
Seront-ils loquaces ou au contraire, bâtiront-ils un mur de silence ?
Elle se demanda si quelqu’un, ici, se souvenait encore du goût du pain partagé, du rire spontané, du plaisir d’être ensemble.
On la regardait, on l’examinait, on la jaugeait.
Des regards inquisiteurs, des murmures.
Parmi toutes ces œillades, un hochement de tête.
L’homme, béret sur la tête, sourire sibyllin, semblait l’appeler.
Voulait-il réellement capter son attention, ou se l’imaginait-elle ?
Avant que le sommeil ne l’attrape, elle écrivit dans son carnet :
« Je dois écouter. Ce soir, j’ai entendu des silences »
Un jour peut-être se remémora-t-elle de l’origine du carnet, de l’élève.
Pas ce soir, elle ne doit pas se laisser porter par la culpabilité.